J’aimerais amorcer mes commentaires à propos de l’Entente sur la gouvernance qui nous a été présentée en vous faisant part d’un bref souvenir concernant l’un des membres décédés d’Oujé-Bougoumou.
Un des principaux maîtres de piégeage de la région du lac Chibougamau était un chasseur et un trappeur très respecté et hautement considéré du nom de Philix Couchees. Philix n’était pas seulement un maître de piégeage, mais aussi un « leader » très respecté. Il était un leader dans le sens très traditionnel du terme et tel que ce mot est compris en cri. Il était un Endoohoo auchimaw. Il faisait preuve d’un grand respect pour toute personne qu’il rencontrait, il partageait généreusement et il était digne de confiance et honnête, il partageait son territoire de chasse avec tout le people d’Oujé-Bougoumou et avec d’autres chasseurs cris et innus autour de lui.
Il était actif, et un chasseur talentueux à une époque où la population non autochtone commençait à envahir notre territoire traditionnel pour y installer des camps miniers, des camps forestiers et éventuellement les municipalités de Chibougamau et Chapais. Durant cette période de l’histoire, nous étions considérés comme des « sauvages », nous étions perçus comme étant dans le chemin du développement des ressources qui croissait de jour en jour. Nous observions alors que nos terres et l’environnement étaient détruits par le développement des ressources et nous, mis de côté. Nous étions vus comme des squatteurs sur nos propres terres qui n’avaient aucun droit, aucun rôle à jouer dans le développement de notre territoire et des ressources sur nos terres; les enfants eenous étaient envoyés dans des écoles résidentielles et nos foyers et nos villages étaient passés au bulldozer pour faire place à plus de développement.
Très tristement, et de façon très tragique, au milieu de la soixantaine, Philix Couchees est décédé quand il a été frappé par un camion utilisé dans l’une des mines de notre territoire. Il n’y a pas eu d’investigation, pas d’enquête et aucune poursuite n’a été engagée contre quiconque. Ce fut comme si c’était sans intérêt qu’une personne crie ait été tuée. C’était juste un autre Indien.
J’ai souvent pensé qu’il y avait quelque chose de très symbolique dans la façon dont Philix était décédé. C’était une expression très forte et très claire de ce qui arrivait à notre peuple. C’était comme si notre mode de vie, notre culture et nos traditions cries étaient oblitérés par le développement des ressources qui prenait possession de la région. C’était comme si Philix représentait tout ce qu’était notre tradition crie – l’importance du rapport avec la terre, l’importance du savoir acquis en grandissant sur le territoire, et les valeurs qui étaient issues de la vie sur le territoire. Tout cela semblait tué d’un seul coup quand Philix a été frappé par le camion qui transportait les ressources à l’extérieur de notre territoire. Et il n’y avait pas de conséquences, pas d’excuses, pas de regrets.
Et dans un certain sens très profond, c’est réellement de là que provient notre Nation Crie. Au moment où le Québec annonçait son intention de développer le Projet hydroélectrique de la Baie James – un projet qui à l’époque était le plus important projet hydroélectrique dans le monde – nous, le peuple cri, nous étions perçus comme en travers de la route. Nous étions considérés comme un obstacle potentiel au développement et l’on croyait que nous n’avions aucun droit d’être là où nous avions toujours été.
Mais à ce moment-là, nos leaders comme Billy Diamond, Robert Kanatwat, Smally Petawabano, Philip Awashish, Ted Moses, Peter Gull, Jose Sam Atkins, Fred Blackned, Abel Kitchen, Bertie Wapachee, Edna Neeposh, Roderick Pachanos, Albert Diamond, Violet Pachanos, Ann-Marie Awashish et notre Jimmy Mianscum ont refusé d’accepter cette description de notre réalité. Ils ont refusé d’accepter que nous n’avions pas de droits et que nous pouvions être expulsés de nos terres traditionnelles par les forces qui voulaient exploiter notre territoire pour ses richesses potentielles. Nos leaders d’alors ont été guidés par nos Aînés – des Aînés dans chaque communauté qui comprenaient l’importance de maintenir notre rapport à la terre et qui avaient une vision de la façon dont nous pouvions partager la richesse de la terre avec les autres, comment nous pouvions coexister et comment nous pouvions prospérer.
Ce que nos leaders de l’époque ont reconnu, c’est que la situation qui revêtait l’allure d’une profonde tragédie, ce qu’elle était de toute évidence, pouvait aussi s’avérer l’occasion de changer les choses pour le meilleur. Ils ont vu la possibilité de faire reconnaître les droits autochtones, ils ont vu l’occasion de nous faire sortir de sous l’empire de la Loi sur les Indiens et ils ont vu la possibilité pour nous de nous unir et de créer une Nation autochtone forte et ils ont vu une occasion d’améliorer le niveau de vie dans nos communautés. Et c’est précisément ce que les 40 dernières années de l’histoire des Cris ont été.
Quand le moment est venu, au cours des années 70, pour notre peuple de se lever et de défendre nos droits en tant que Cris et Eenou/Eeyou Istchee, Sophie et moi avons quitté notre foyer confortable à Chibougamau et nous avons joint le Grand Conseil des Cris en 1977. Nous n’avions aucune idée de la destination où nos chemins nous mèneraient et nous n’avions aucune idée quant à notre réussite de mettre en œuvre la CBJNQ. Mais ce dont j’ai été témoin, ce sont des leaders qui se levaient tous les matins, quittant très souvent leurs familles demeurées à la maison afin de faire progresser le dossier des Cris.
J’ai aussi été témoin du nouveau leadership qui émergeait comme mes amis Matthew Coon Come, Walter Hughboy, George Wapachee, James Bobbish, Roméo Saganash, Rusty Cheezo, Bill Namagoose, John Kitchen, Matthew Mukash, Alan Happyjack, Kenneth Gilpin, Robert Weistche, Henry Mianscum, Reggie Mark, David Masty et la liste pourrait se prolonger.
Ce que notre Nation Crie a accompli depuis la signature de la CBJNQ est une révolution. Nous avons accompli ce qui, dans d’autres parties du monde, aurait exigé une lutte armée. Nous avons complètement retourné la situation. Nous avons réussi à sortir de la Loi des Indiens, et l’actuelle Entente sur la gouvernance représente une autre étape de ce processus. Si nous croyons que le « système du Chef-et-Conseil » est un outil du gouvernement pour nous contrôler, nous pouvons maintenant avoir le pouvoir de changer cela. Si nous croyons que notre système de démocratie peut bénéficier de plus d’éléments cris traditionnels, nous pouvons maintenant avoir le pouvoir d’y introduire précisément cela. Avec la présente Entente sur la gouvernance, le pouvoir est maintenant dans nos propres mains.
Nous déterminons maintenant ce qui se produit sur le territoire des Cris. Nous gérons nos propres institutions afin de fournir les services de santé et l’éducation grâce à notre Commission de la santé crie et notre Commission scolaire crie. Nous administrons nous-mêmes nos communautés sans l’interférence d’un gouvernement paternaliste. Nous entretenons des relations de nation à nation à la fois avec la province et le gouvernement fédéral. Et nous avons très nettement amélioré les conditions de vie dans nos communautés.
Ce sont toutes des choses dont les leaders autochtones nationaux ont discuté depuis des décennies, tout comme de ce qui devrait être présent pour les réserves partout au pays. Ce sont des choses qui étaient recommandées dans le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones. Et ce sont des choses qui sont décrites comme des aspirations et des espoirs dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Et nous ici dans Eeyou Istchee, nous les avons déjà toutes réalisées. Au cours des 40 dernières années, nous sommes demeurés centrés sur nos droits et nous nous sommes battus pour traduire la reconnaissance de nos droits en bénéfices pour nos communautés et notre peuple.
Si quelqu’un estime que l’Entente sur la gouvernance que nous considérons présentement n’est pas un immense pas en avant, je l’invite à passer un mois dans une réserve autochtone canadienne typique afin de voir à quoi ressemble la vie là-bas et comparer ce que nous avons, et ce que nous pourrions avoir de plus, avec les avis de faire bouillir l’eau, les infrastructures sanitaires médiocres, les budgets de fonctionnement annuels insignifiants, l’obligation d’obtenir des Affaires indiennes l’approbation pour tout, avec aucun contrôle sur ce qui se passe dans leurs territoires traditionnels, des taux de suicide des jeunes qui montent en flèche et aucun contrôle sur quoi que ce soit.
Quand je regarde en arrière les 40 dernières années de luttes des Cris et les ententes qui ont résulté de ce long combat, ce que je vois, c’est que… la chose vraiment remarquable, c’est que la Nation Crie a réussi, c’est que nous avons parcouru un long et très spécial cheminement vers la recréation de notre souveraineté originale.
Avec toutes nos ententes, y compris celle qui nous est présentement soumise pour approbation, nous sommes en train de faire quelque chose qui va montrer la voie dans l’histoire des peuples autochtones partout dans le monde. Ce que nous faisons, c’est de reconquérir ce qui a été perdu pendant plusieurs centaines d’années de colonisation et d’exploitation par les puissances européennes – nous recouvrons notre statut de nation avec ses propres lois, nous sommes en contrôle de ce qui se passe dans notre territoire traditionnel, nous avons nos propres institutions pour offrir les programmes et les services essentiels, nous allons rédiger notre propre Constitution crie, et nous avons fait tout cela tout en préservant notre culture, nos valeurs et notre langue.
Quand nos leaders d’il y a 40 ans ont signé la Convention de la Baie James et du Nord Québécois, ils ont parfois été qualifiés de « vendus » par d’autres groupes autochtones. On s’inquiétait de ce qu’en consentant au projet hydroélectrique décrit dans la CBJNQ, nous cédions trop. Pendant un certain temps, nous avons été des exclus parmi les organisations autochtones nationales. Même nos propres leaders, accablés par le poids des décisions à prendre quant au sort de nos générations futures, se demandaient parfois s’ils avaient pris la bonne décision. Ce doute prenait encore plus de force quand la CBJNQ n’était pas respectée ou n’était pas mise en application de façon appropriée tant par la province de Québec que par le gouvernement fédéral.
Mais malgré tout, nos leaders sont demeurés de vrais leaders. Ils ont maintenu leur regard centré sur la vision et sont demeurés confiants que notre peuple continuerait de les appuyer – uni et fort – pour concrétiser la noble vision sous-jacente à l’approche crie à l’égard de la CBJNQ. Ils sont demeurés de vrais leaders en ayant foi dans une vision et en ayant le courage et la force de rester fidèles à cette vision.
Toutes nos luttes au cours des 40 dernières années se sont avérées payantes. Alors que jadis nous avons été colonisés et opprimés, nous nous sommes maintenant décolonisés et nous sommes les auteurs de notre propre avenir. Nous ne sommes plus des victimes, mais plutôt, nous sommes de fiers bâtisseurs d’une nation autochtone. Ce que nous avons réalisé est un modèle dont les autres groupes pourront tirer des leçons, un modèle avec lequel travailler dans leurs propres réalités.
Il est maintenant temps pour notre peuple, et spécialement nos leaders au niveau local, de se rassembler pour continuer à nous faire aller de l’avant. Il est maintenant temps pour nous de saisir une autre occasion historique pour la Nation Crie d’Eeyou Istchee afin de faire progresser la cause des droits autochtones et la cause de l’édification de la nation. C’est le temps pour nos leaders d’être de vrais leaders.
Le véritable leadership n’est pas d’être contre quoi que ce soit. Le vrai leadership, c’est d’avoir une vision de ce qui pourrait être et de travailler à faire de cette vision une réalité. La vision crie est une vision noble et honorable et elle mérite nos meilleurs efforts pour qu’elle devienne réalité.
Détruire est beaucoup plus facile que construire. Le véritable leadership consiste à bâtir pour le futur tout en prenant soin, en même temps, les uns des autres.
Critiquer est plus facile que de tenter de comprendre. Le vrai leadership consiste à apprécier notre histoire et savoir qu’il est temps d’aller de l’avant avec la vision.
Le vrai leadership est une question de passion… c’est une affaire de compassion… de bon jugement… c’est d’avoir des principes éprouvés et des valeurs… c’est être humble et travailler d’une manière qui fasse jaillir le meilleur des autres… c’est d’avoir le courage de passer de la parole aux actes.
J’ai été choqué et tout à fait bouleversé d’apprendre que certains de nos Chefs et de nos Chefs adjoints locaux avaient sollicité des opinions sur la présente Entente sur la gouvernance auprès d’une firme juridique qui, dans le passé, avait travaillé activement contre les intérêts des Cris en représentant d’autres clients. Il s’agit d’une firme que nous, à Oujé-Bougoumou, avons congédiée il y a plusieurs années en raison de nombreux conflits d’intérêt dont elle ne nous avait pas fait part en pensant que nous ne nous en rendrions pas compte. C’est une firme qui représente d’autres groupes autochtones qui sont invités à signer des ententes qui entraînent comme effet la cession de droits importants. Cette firme juridique n’a aucune association historique avec la Nation Crie et ne possède aucune connaissance approfondie de notre histoire. Pour moi, cela n’a aucun sens. Voilà une firme qui donnera une opinion dont elle estime que les gens qui l’ont engagée veulent entendre, tout en favorisant en même temps ses propres intérêts opportunistes. Pour un, je suis très sceptique quant à ses conclusions.
Pour moi, la présente Entente sur la gouvernance est une nouvelle étape dans l’histoire très spéciale de la Nation Crie. C’est une nouvelle étape dans la réalisation de la noble vision de recréer notre souveraineté originale, et ce, dans un contexte contemporain. C’est une nouvelle étape dans le progrès des peuples autochtones à l’échelle mondiale. Et cela représente un retournement du sort de Philix Couchees qui serait celui où nous serions tous aujourd’hui n’eut été de la vision, de la détermination, du travail acharné et des luttes que nos leaders et nos partenaires qui nous ont écartés d’un tel avenir et nous ont engagés sur une voie très différente, plus saine et plus honorable.
Meegwetch.